"I can be perfectly happy by myself. With freedom, books, flowers
and the moon, who could not be happy ?"
(De Profundis, Oscar Wilde)
Après deux ans à écumer les tournées, non sans
avoir dans l'intervalle lancé une bière officielle à l'occasion de leur
vingt-cinquième anniversaire, nos poètes lunaires suédois ont enfin mis au jour
le petit dernier de leur discographie, j'ai nommé Sorceress.
Enregistré dans les studios Rockfield au Pays de Galles, connus pour
avoir accueilli notamment les grands noms de Queen, Rush ou
encore Judas Priest, ce douzième album
d'Opeth a
été enregistré en autant de jours, après quelques six mois
d'écriture et de maquettage, sous l'égide du producteur et ingé son Tom
Dalgety qui avait déjà officié sur son prédécesseur,
Pale
Communion.
Un album réalisé en un laps de temps très court donc,
et cela se sent à l'écoute, mais le leader et compositeur Mikael
Åkerfeldt ne nous trompe pas lorsqu'il affirme en interview que travailler sous
pression lui sied, car le résultat est au rendez-vous.
Tout commence par Persephone, une mélopée tranquille
et lancinante conjuguant deux guitares qui semble trouver racine dans quelque recoin secret de
l'Andalousie, à laquelle vient se superposer une voix féminine déclamant un
quatrain :
"A beloved name inside my heart A fleeting glance
became the start A missing word I am still awaiting A wretched deception, I am creating"
Il faut rappeler que le mythe de Perséphone, qui, d'après
Åkerfeldt, fait écho aux thématiques abordées dans
Sorceress, la voit descendre aux Enfers - enlevée par Hadès -, puis revenir
périodiquement sur Terre et sur l'Olympe, conformément au rythme des saisons. Cet album
serait donc peut-être le récit d'une mort et d'une résurrection symboliques, et
l'on peut constater en passant l'ensemble au crible que l'interprétation se tient : ladite
sorcière y apparaît comme une figure double, à la fois initiatrice et
persécutrice, à la fois objet de désir et de souffrance, de liberté et
d'aliénation.
Après ce prologue qui semble esquisser les contours d'un amour
tragique, on enchaîne avec le single éponyme de l'album, morceau en deux parties dont
nous retrouverons la suite plusieurs pistes plus loin. Le couperet du premier break de batterie laisse
place à un premier riff déroutant et typiquement prog, combinant synthé et basse,
qui s'empare de nous pour nous faire goûter à l'ivresse psychédélique des
maléfices de la sorcière, juste avant que la guitare, jusqu'alors silencieuse, vienne
rompre l'envoûtement sur un ton massif et caverneux rappelant les heures glorieuses du stoner et
du doom.
D'emblée, le titre convoque une figure chère à
l'univers poétique d'Opeth. En effet, comment ne pas voir dans cette figure de
sorcière - notons qu'il est bien dit "Sorceress" et non "Witch", ce qui ajoute à la
noirceur du personnage - une réminiscence du troublant Häxprocess de l'album
Heritage, ou,
pour aller plus loin, un reflet inversé de la figure de Melinda dans Still Life, non
plus humble captive du dogme religieux et de son synode corrompu, mais au contraire sournoise,
tentatrice et manipulatrice ? C'est ce que suggèrent en tout cas les paroles, notamment
par des vers tels que "Carry poison in your kiss", qui entremêle subtilement Eros et Thanatos
dans un parfum de séduction morbide, ou "Beg forgiveness with a dagger in your hand", qui
illustre en peu de mots l'essence même de la trahison et du mensonge. On notera une
réminiscence de Blackwater
Park (2001) dans la métaphore agraire "Sow your death seed / And reap the
dying lands", et plus clairement encore avec "You're a harvester".
Avec The Wilde Flowers, on bascule dans une tonalité plus
pop empreinte d'un fort orientalisme dont on connaît le goût prononcé chez
Opeth, et qui culminera plus loin dans The Seventh Sojourn. Première
chanson de l'album à avoir été écrite, dans un registre plus personnel que
les envolées lyriques auxquelles nous sommes habitués, elle évoque des motifs et
des obsessions que l'on retrouvait déjà auparavant sous la plume
d'Åkerfeldt, notamment ce que lui-même qualifie de "paranoïa"
lorsqu'il mentionne les principaux thèmes de cet album en interview : une méfiance et
une défiance à l'égard d'autrui qui se résume dans les vers "Should
I speak and they call me a liar / I'll retreat to my funeral pyre". Cette misanthropie toute
romantique qui sied au dandy moderne se prolonge sur la chanson suivante, Will O' The Wisp,
qui fait écho quasi immédiatement aux derniers mots : "I'm tired of waiting", comme pour
y répondre.
Empruntant son titre au nom du feu follet dans le folklore anglais, elle
adopte un ton apaisé et positif, à l'image du tournant musical pris par le groupe
quelques années plus tôt, et se singularise par une esthétique très folk
qui n'est pas sans rappeler Jethro Tull - ce que l'artiste a confirmé en
précisant qu'il s'est inspiré de la chanson Dun Ringill (Stormwatch,
1972). Mais le thème reste assez sombre, puisqu'il gravite autour de l'échec, du conflit
intérieur et de l'incapacité à trouver la paix avec soi-même et avec
autrui.
Chrysalis nous tire de cette légère rêverie
introspective pour nous propulser dans un riff heavy classique, une ambiance globale assez
épique, et une harmonie qui tend à nous rappeler quelques perles de la période
death prog, notamment Heir Apparent (Watershed, 2008). Aux
plusieurs strophes succède une phase acoustique entremêlant une guitare solo mellow, une
batterie 70's dans le pur style psychédélique et une voix aérienne
agrémentée de chœurs qui rappellera quelques bons moments de Heritage,
tels The Lines In My Hand.
Sorceress 2, seconde partie du morceau titre, met à
l'honneur la prédilection et le talent d'Åkerfeldt pour les
mélopées discrètes, mélancoliques et envoûtantes. Une guitare, un
mellotron flûte et une voix de fausset au timbre languissant, telle une plainte murmurante, il
n'en faut pas plus pour figer le temps autour de nous et nous plonger dans un monde intérieur,
où le chagrin d'un amour voué à disparaître est consenti avec
sérénité. Complétant avec douceur et tendresse la défiance et la
pugnacité du premier morceau, cette aria n'est pas sans évoquer Still Day Beneath
The Sun, qu'on pouvait trouver sur l'édition bonus de Blackwater Park.
The Seventh Sojourn nous transporte une nouvelle fois et de
façon plus affirmée dans les sphères orientales de l'univers musical
d'Opeth. Il s'ouvre sur une introduction combinant deux guitares, dont l'une arbore
l'accordage Nashville pour donner un effet de 12 cordes, et une rythmique à la derbouka
rappelant la veine folk de certains morceaux tels que Famine ou la version live acoustique de
Demon of the Fall. Le relais est bien vite pris par un ensemble de cordes produit par
Will Malone - producteur du premier album de Maiden, excusez du peu ! - qui achève de relever
l'exotisme du morceau, et l'on reconnaît des accents familiers de Closure
(Damnation, 2003) dans le dialogue qui s'instaure avec les guitares à partir
des trois minutes d'écoute. Ne nous méprenons pas cependant, c'est bien le mode
diminué, cher aux jazzmen, qui est à l'honneur dans le riff principal et que l'on
retrouve d'ailleurs très souvent chez Opeth depuis leur changement de style,
notamment dans The Devil Orchard ou River pour ne citer qu'eux. Un bel instrumental
en somme, jusqu'à une outro où un chœur aérien vient se poser sur quelques
notes de piano cristallines.
Strange Brew, co-écrite avec Fredrik
Åkesson, s'ouvre sur une intro ambiante où piano et basse installent une
atmosphère inquiétante, puis, alors qu'on se croit tirés d'affaire avec un solo
clean rassurant, le synthé s'emballe aussitôt suivi d'un rythme de batterie
endiablé et de guitares heavy qui rivalisent de dissonance, le tout dans un style très
jazz fusion-esque. Le morceau s'avère très théâtral, puisqu'au plus fort de
ce chaos, le silence se fait et la voix d'Åkerfeldt retentit, puissante et
solennelle, ponctuée par les soubresauts nerveux des guitares. On atteint le pic de tension
lorsqu'il profère : "You have no face, no body, no words to speak" d'un ton tragique et
désespéré, avant le déchaînement d'un nouveau riff heavy.
Étrangement, ils se désamorce assez rapidement pour nous ramener au thème d'intro
porté par le piano, calme et mélancolique, mais qui ne laisse pas de nous
inquiéter... Et soudain la tension éclate, les guitares s'emparent de ce
thème sur un duo batterie-basse pesant, accompagnées de ce refrain obnubilant : "A voice
through the rain tells me I'm here / A glance from a veil brings me to tears", comme pour engendrer
une vision infernale et cataclysmique.
Avec A Fleeting Glance, nous migrons vers une esthétique
beaucoup plus british où l'on reconnaît l'influence de Steven Wilson, mais aussi de
Queen à certains moments. A une intro de guitare qui semble flirter avec
la musique médiévale, un clavecin électrique - une grande première !
- vient répondre avec la voix de tête d'Åkerfeldt, marquant
la pulsation avec zèle, accompagnée bientôt de la basse qui apporte du groove
à l'ensemble. Le morceau se clôt par une section où l'influence de Steven
Wilson, et plus particulièrement de l'esthétique de Porcupine
Tree, est très palpable, de par l'harmonie, l'emploi des chœurs, mais aussi le
tandem de guitares acoustiques et électriques. Pour avoir réécouté
très récemment Stupid Dream, elle m'a suscité des réminiscences
du chorus de Baby Dream In Cellophane.
Era nous conduit vers l'aboutissement de cet album avec une
ritournelle entraînante aux accents heavy symphoniques et épiques, qui apporte avec elle
un souffle nouveau, un nouvel espoir pour notre narrateur, peut-être la renaissance
succédant à une descente aux Enfers métaphorique, d'après ce que
suggèrent les paroles "The end of an era / One starts anew" : le tourment qui habitait les
chansons précédentes finit par s'assagir, laissant présager d'un avenir
meilleur. Et en effet, Persephone (Slight Return), dernière piste de l'album
baptisée en hommage à Jimi Hendrix, nous révèle un
nouveau quatrain :
"The years went by with disquieting grace, A
past obsession sunk without a trace, I moved into winter and found my home, As my
boiling blood had turned to chrome."
Les vices de la sorcière semblent ainsi vaincus, la voyant
retourner à son monde souterrain où elle semble retrouver sa place, et
peut-être avec elle s'éclipsent les démons intérieurs de notre narrateur,
lui permettant également de retrouver la paix.

Que dire alors de Sorceress ? Sa gestation relativement courte se
ressent à l'écoute, car si cet album témoigne du savoir-faire et de la
maîtrise d'un groupe qui a su asseoir sa singularité avec le temps, il procède
néanmoins d'un langage qui n'est plus exempt de redondances, notamment par l'emploi de certains
intervalles, de certaines harmonies.
On ne peut cependant pas ignorer cette qualité qui ne vieillit pas
chez Opeth, à savoir leur plasticité : ils combinent ici des
éléments de folk, de world orientale, de rock progressif et de heavy metal - presque
symphonique par moments -, et rares sont même aujourd'hui les formations qui parviennent
à réaliser cet exploit sans faire dans le patchwork facile, c'est-à-dire en
s'appropriant réellement les influences, en les intégrant à un style et à
un son homogènes. De même, on ne peut pas négliger l'évolution
personnelle du principal compositeur du groupe, notamment du point de vue des textes : la sortie du
second single de Will O' The Wisp par exemple n'a certainement pas laissé de
surprendre d'autres que moi, car ce sens de la confession directe, sans aucune lubie d'esthète,
était encore du jamais-vu dans la discographie du groupe. Enfin, force est de constater
que le travail du son n'a pas été négligé : la variété
qui habite cet album mérite d'être soulignée une fois de
plus - après toutes celles où nous l'avons entendu dans les vidéos
promotionnelles : entre le morceau-titre où la basse règne tel un mastodonte, les
guitares acoustiques fines et subtiles, notamment sur Will O' The Wisp et A Fleeting
Glance pour ne citer qu'eux, sans parler de la texture des guitares clean lorsqu'elles
incantent un solo, ou des synthés, qu'ils soient mellotron, clavecin électrique ou
mini-Moog.
Difficile de comparer pertinemment un album tout frais de nos
Suédois, issu de leur nouveau tournant musical, avec ceux d'avant Watershed, surtout
avec tous les débats que cela pourrait soulever, c'est pourquoi s'il fallait lui attribuer un
classement, je me contenterais de le mettre en position intermédiaire, avant Pale
Communion et après Heritage. Là où Pale Communion
faisait figure, malgré quelques bons morceaux, de petit frère timide face au
Heritage flamboyant, onirique, novateur et provocateur lors de sa sortie, Sorceress
apporte une nouvelle pierre à l'édifice en renouant avec la fibre heavy du groupe et en
explorant plus avant certaines des pistes déjà initiées
auparavant. Comprenons-nous bien, il ne s'agit pas là d'un album
révolutionnaire, mais comme tout album d'Opeth, il a besoin de temps pour
trouver sa juste place dans le panthéon de ses prédécesseurs.
Tracklist de Sorceress :
01.
Persephone 02. Sorceress 03. The Wilde
Flowers 04. Will O' The Wisp 05.
Chrysalis 06. Sorceress 2 07. The Seventh
Sojourn 08. Strange Brew 09. A Fleeting Glance 10.
Era 11. Persephone (Slight Return)
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