Artiste/Groupe:

Opeth

CD:

Sorceress

Date de sortie:

Septembre 2016

Label:

Nuclear Blast

Style:

Rock Progressif

Chroniqueur:

Olphuster

Note:

14/20

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"I can be perfectly happy by myself. With freedom, books, flowers and the moon, who could not be happy ?" 

(De Profundis, Oscar Wilde)

 

Après deux ans à écumer les tournées, non sans avoir dans l'intervalle lancé une bière officielle à l'occasion de leur vingt-cinquième anniversaire, nos poètes lunaires suédois ont enfin mis au jour le petit dernier de leur discographie, j'ai nommé Sorceress

Enregistré dans les studios Rockfield au Pays de Galles, connus pour avoir accueilli notamment les grands noms de Queen, Rush ou encore Judas Priest, ce douzième album d'Opeth a été enregistré en autant de jours, après quelques six mois d'écriture et de maquettage, sous l'égide du producteur et ingé son Tom Dalgety qui avait déjà officié sur son prédécesseur, Pale Communion.

Un album réalisé en un laps de temps très court donc, et cela se sent à l'écoute, mais le leader et compositeur Mikael Åkerfeldt ne nous trompe pas lorsqu'il affirme en interview que travailler sous pression lui sied, car le résultat est au rendez-vous.  

Tout commence par Persephone, une mélopée tranquille et lancinante conjuguant deux guitares qui semble trouver racine dans quelque recoin secret de l'Andalousie, à laquelle vient se superposer une voix féminine déclamant un quatrain :

"A beloved name inside my heart
A fleeting glance became the start
A missing word I am still awaiting
A wretched deception, I am creating"

Il faut rappeler que le mythe de Perséphone, qui, d'après Åkerfeldt, fait écho aux thématiques abordées dans Sorceress, la voit descendre aux Enfers - enlevée par Hadès -, puis revenir périodiquement sur Terre et sur l'Olympe, conformément au rythme des saisons. Cet album serait donc peut-être le récit d'une mort et d'une résurrection symboliques, et l'on peut constater en passant l'ensemble au crible que l'interprétation se tient : ladite sorcière y apparaît comme une figure double, à la fois initiatrice et persécutrice, à la fois objet de désir et de souffrance, de liberté et d'aliénation.

Après ce prologue qui semble esquisser les contours d'un amour tragique, on enchaîne avec le single éponyme de l'album, morceau en deux parties dont nous retrouverons la suite plusieurs pistes plus loin. Le couperet du premier break de batterie laisse place à un premier riff déroutant et typiquement prog, combinant synthé et basse, qui s'empare de nous pour nous faire goûter à l'ivresse psychédélique des maléfices de la sorcière, juste avant que la guitare, jusqu'alors silencieuse, vienne rompre l'envoûtement sur un ton massif et caverneux rappelant les heures glorieuses du stoner et du doom. 

D'emblée, le titre convoque une figure chère à l'univers poétique d'Opeth. En effet, comment ne pas voir dans cette figure de sorcière - notons qu'il est bien dit "Sorceress" et non "Witch", ce qui ajoute à la noirceur du personnage - une réminiscence du troublant Häxprocess de l'album Heritage, ou, pour aller plus loin, un reflet inversé de la figure de Melinda dans Still Life, non plus humble captive du dogme religieux et de son synode corrompu, mais au contraire sournoise, tentatrice et manipulatrice ?
C'est ce que suggèrent en tout cas les paroles, notamment par des vers tels que "Carry poison in your kiss", qui entremêle subtilement Eros et Thanatos dans un parfum de séduction morbide, ou "Beg forgiveness with a dagger in your hand", qui illustre en peu de mots l'essence même de la trahison et du mensonge.
On notera une réminiscence de Blackwater Park (2001) dans la métaphore agraire "Sow your death seed / And reap the dying lands", et plus clairement encore avec "You're a harvester". 

Avec The Wilde Flowers, on bascule dans une tonalité plus pop empreinte d'un fort orientalisme dont on connaît le goût prononcé chez Opeth, et qui culminera plus loin dans The Seventh Sojourn. Première chanson de l'album à avoir été écrite, dans un registre plus personnel que les envolées lyriques auxquelles nous sommes habitués, elle évoque des motifs et des obsessions que l'on retrouvait déjà auparavant sous la plume d'Åkerfeldt, notamment ce que lui-même qualifie de "paranoïa" lorsqu'il mentionne les principaux thèmes de cet album en interview : une méfiance et une défiance à l'égard d'autrui qui se résume dans les vers  "Should I speak and they call me a liar / I'll retreat to my funeral pyre". Cette misanthropie toute romantique qui sied au dandy moderne se prolonge sur la chanson suivante, Will O' The Wisp, qui fait écho quasi immédiatement aux derniers mots : "I'm tired of waiting", comme pour y répondre. 

Empruntant son titre au nom du feu follet dans le folklore anglais, elle adopte un ton apaisé et positif, à l'image du tournant musical pris par le groupe quelques années plus tôt, et se singularise par une esthétique très folk qui n'est pas sans rappeler Jethro Tull - ce que l'artiste a confirmé en précisant qu'il s'est inspiré de la chanson Dun Ringill (Stormwatch, 1972). Mais le thème reste assez sombre, puisqu'il gravite autour de l'échec, du conflit intérieur et de l'incapacité à trouver la paix avec soi-même et avec autrui. 

Chrysalis nous tire de cette légère rêverie introspective pour nous propulser dans un riff heavy classique, une ambiance globale assez épique, et une harmonie qui tend à nous rappeler quelques perles de la période death prog, notamment Heir Apparent (Watershed, 2008). Aux plusieurs strophes succède une phase acoustique entremêlant une guitare solo mellow, une batterie 70's dans le pur style psychédélique et une voix aérienne agrémentée de chœurs qui rappellera quelques bons moments de Heritage, tels The Lines In My Hand

Sorceress 2, seconde partie du morceau titre, met à l'honneur la prédilection et le talent d'Åkerfeldt pour les mélopées discrètes, mélancoliques et envoûtantes. Une guitare, un mellotron flûte et une voix de fausset au timbre languissant, telle une plainte murmurante, il n'en faut pas plus pour figer le temps autour de nous et nous plonger dans un monde intérieur, où le chagrin d'un amour voué à disparaître est consenti avec sérénité. Complétant avec douceur et tendresse la défiance et la pugnacité du premier morceau, cette aria n'est pas sans évoquer Still Day Beneath The Sun, qu'on pouvait trouver sur l'édition bonus de Blackwater Park

The Seventh Sojourn nous transporte une nouvelle fois et de façon plus affirmée dans les sphères orientales de l'univers musical d'Opeth. Il s'ouvre sur une introduction combinant deux guitares, dont l'une arbore l'accordage Nashville pour donner un effet de 12 cordes, et une rythmique à la derbouka rappelant la veine folk de certains morceaux tels que Famine ou la version live acoustique de Demon of the Fall. Le relais est bien vite pris par un ensemble de cordes produit par Will Malone - producteur du premier album de Maiden, excusez du peu ! - qui achève de relever l'exotisme du morceau, et l'on reconnaît des accents familiers de Closure (Damnation, 2003) dans le dialogue qui s'instaure avec les guitares à partir des trois minutes d'écoute. Ne nous méprenons pas cependant, c'est bien le mode diminué, cher aux jazzmen, qui est à l'honneur dans le riff principal et que l'on retrouve d'ailleurs très souvent chez Opeth depuis leur changement de style, notamment dans The Devil Orchard ou River pour ne citer qu'eux. Un bel instrumental en somme, jusqu'à une outro où un chœur aérien vient se poser sur quelques notes de piano cristallines. 

Strange Brew, co-écrite avec Fredrik Åkesson, s'ouvre sur une intro ambiante où piano et basse installent une atmosphère inquiétante, puis, alors qu'on se croit tirés d'affaire avec un solo clean rassurant, le synthé s'emballe aussitôt suivi d'un rythme de batterie endiablé et de guitares heavy qui rivalisent de dissonance, le tout dans un style très jazz fusion-esque. Le morceau s'avère très théâtral, puisqu'au plus fort de ce chaos, le silence se fait et la voix d'Åkerfeldt retentit, puissante et solennelle, ponctuée par les soubresauts nerveux des guitares. On atteint le pic de tension lorsqu'il profère : "You have no face, no body, no words to speak" d'un ton tragique et désespéré, avant le déchaînement  d'un nouveau riff heavy. Étrangement, ils se désamorce assez rapidement pour nous ramener au thème d'intro porté par le piano, calme et mélancolique, mais qui ne laisse pas de nous inquiéter... Et soudain la tension éclate, les guitares s'emparent de ce thème sur un duo batterie-basse pesant, accompagnées de ce refrain obnubilant : "A voice through the rain tells me I'm here / A glance from a veil brings me to tears", comme pour engendrer une vision infernale et cataclysmique. 

Avec A Fleeting Glance, nous migrons vers une esthétique beaucoup plus british où l'on reconnaît l'influence de Steven Wilson, mais aussi de Queen à certains moments. A une intro de guitare qui semble flirter avec la musique médiévale, un clavecin électrique - une grande première ! - vient répondre avec la voix de tête d'Åkerfeldt, marquant la pulsation avec zèle, accompagnée bientôt de la basse qui apporte du groove à l'ensemble. Le morceau se clôt par une section où l'influence de Steven Wilson, et plus particulièrement de l'esthétique de Porcupine Tree, est très palpable, de par l'harmonie, l'emploi des chœurs, mais aussi le tandem de guitares acoustiques et électriques. Pour avoir réécouté très récemment Stupid Dream, elle m'a suscité des réminiscences du chorus de Baby Dream In Cellophane

Era nous conduit vers l'aboutissement de cet album avec une ritournelle entraînante aux accents heavy symphoniques et épiques, qui apporte avec elle un souffle nouveau, un nouvel espoir pour notre narrateur, peut-être la renaissance succédant à une descente aux Enfers métaphorique, d'après ce que suggèrent les paroles "The end of an era / One starts anew" : le tourment qui habitait les chansons précédentes finit par s'assagir, laissant présager d'un avenir meilleur. Et en effet, Persephone (Slight Return), dernière piste de l'album baptisée en hommage à Jimi Hendrix, nous révèle un nouveau quatrain : 

"The years went by with disquieting grace, 
A past obsession sunk without a trace, 
I moved into winter and found my home,
As my boiling blood had turned to chrome."

Les vices de la sorcière semblent ainsi vaincus, la voyant retourner à son monde souterrain où elle semble retrouver sa place, et peut-être avec elle s'éclipsent les démons intérieurs de notre narrateur, lui permettant également de retrouver la paix. 

Band picture

Que dire alors de Sorceress ? Sa gestation relativement courte se ressent à l'écoute, car si cet album témoigne du savoir-faire et de la maîtrise d'un groupe qui a su asseoir sa singularité avec le temps, il procède néanmoins d'un langage qui n'est plus exempt de redondances, notamment par l'emploi de certains intervalles, de certaines harmonies.

On ne peut cependant pas ignorer cette qualité qui ne vieillit pas chez Opeth, à savoir leur plasticité : ils combinent ici des éléments de folk, de world orientale, de rock progressif et de heavy metal - presque symphonique par moments -, et rares sont même aujourd'hui les formations qui parviennent à réaliser cet exploit sans faire dans le patchwork facile, c'est-à-dire en s'appropriant réellement les influences, en les intégrant à un style et à un son homogènes.
De même, on ne peut pas négliger l'évolution personnelle du principal compositeur du groupe, notamment du point de vue des textes : la sortie du second single de Will O' The Wisp par exemple n'a certainement pas laissé de surprendre d'autres que moi, car ce sens de la confession directe, sans aucune lubie d'esthète, était encore du jamais-vu dans la discographie du groupe.
Enfin, force est de constater que le travail du son n'a pas été négligé : la variété qui habite cet album mérite d'être soulignée une fois de plus - après toutes celles où nous l'avons entendu dans les vidéos promotionnelles : entre le morceau-titre où la basse règne tel un mastodonte, les guitares acoustiques fines et subtiles, notamment sur Will O' The Wisp et A Fleeting Glance pour ne citer qu'eux, sans parler de la texture des guitares clean lorsqu'elles incantent un solo, ou des synthés, qu'ils soient mellotron, clavecin électrique ou mini-Moog. 

Difficile de comparer pertinemment un album tout frais de nos Suédois, issu de leur nouveau tournant musical, avec ceux d'avant Watershed, surtout avec tous les débats que cela pourrait soulever, c'est pourquoi s'il fallait lui attribuer un classement, je me contenterais de le mettre en position intermédiaire, avant Pale Communion et après Heritage. Là où Pale Communion faisait figure, malgré quelques bons morceaux, de petit frère timide face au Heritage flamboyant, onirique, novateur et provocateur lors de sa sortie, Sorceress apporte une nouvelle pierre à l'édifice en renouant avec la fibre heavy du groupe et en explorant plus avant certaines des pistes déjà initiées auparavant. 
Comprenons-nous bien, il ne s'agit pas là d'un album révolutionnaire, mais comme tout album d'Opeth, il a besoin de temps pour trouver sa juste place dans le panthéon de ses prédécesseurs. 

Tracklist de Sorceress :

01. Persephone
02. Sorceress
03. The Wilde Flowers
04. Will O' The Wisp
05. Chrysalis
06. Sorceress 2
07. The Seventh Sojourn
08. Strange Brew
09. A Fleeting Glance
10. Era
11. Persephone (Slight Return)