Projet improbable lors de sa mise en route, Zeal & Ardor avait tout du pur délire studio pour ultra-initiés. L’histoire est désormais connue, le talentueux musicien producteur suisse Manuel Gagneux fut défié de mixer Negro Spiritual et Black Metal. « Challenge accepted » pour paraphraser un célèbre gimmick d’une série aussi géniale à ses débuts que poussive dans son final (How I Met Your Mother). Le résultat de ce mélange aussi contre-intuitif fut un succès critique et Zeal & Ardor s’est rapidement taillé une très bonne réputation. Comme notre ami suisse a fait les choses très bien (ce qui semble une constante chez lui), le rendu live fut très bon et d’un simple challenge de musicien, on est passé à un groupe établi dans les règles de l’art. Heureux « accident » et surtout belle adaptation à un succès inattendu. Reste que comme pour la série citée plus haut, une géniale idée de départ excellemment exploitée peut aussi rapidement lasser l’auditoire : incapacité à se renouveler, concept utilisé jusqu’à son extrême limite, lassitude des fans. Il était légitime de se demander comment Manuel Gagneux allait faire évoluer son projet. Je dis bien « son projet » car on retrouve encore le Suisse sur tous les fronts sur ce qui s’avère être à ce jour son plus long travail en studio. Le garçon a tout écrit, joue de tous les instruments (sauf la batterie). On peut donc dire qu’il se charge à peu près de tout le job. Mais fait étonnant, il continue de dire « nous » lorsqu’il parle de Zeal & Ardor ce qui montre bien que s’il est le grand manitou derrière sa créature, il conçoit Zeal & Ardor comme un groupe. Et le format live comme extension naturelle de la vie de ce groupe incomparable. Je pense d’ailleurs que les nombreux concerts donnés ont beaucoup apporté à Manuel Gagneux dans sa démarche créatrice car la musique proposée a bien évolué et ce dans un sens bien plus accessible pour un public plus large. S’il reste quelques passages black, ces derniers sont moins dominants et on va trouver des éléments rock, quelques touches électro discrètes. Ces derniers apportent des aspects nouveaux enrichissant ainsi une formule devenue très personnelle et dont on se demande parfois comment son ordonnateur réussit à garder le cap au milieu de tous ces différents aspects.
Il y parvient avec un disque excellement équilibré avec toujours cet élément de base qu’est le contraste entre douceur et agressivité, harmonies vocales et hurlements plus primaires. Il réussit ce tour de force que ce soit sur la durée d’un album et parfois au sein même de certaines pistes, ce qui impressionne. Il est même intéressant de constater qu’on retrouve souvent certains retours « regrettant » des pistes trop courtes et ouvertement réclamant plus, preuve que sa formule fonctionne et plaît. Il semblerait aussi que Manuel Gagneux soit arrivé à mener son projet là où il le voulait (ce qui me laisse penser qu’il avait peut-être un coup d’avance, le Manuel, même si j’avoue rester sur l’hypothèse de l’heureux "accident"). On retrouve en tout cas ces contrastes avec par exemple l’enchaînement Golden Liar plutôt douce avec ses vocaux tout en légèreté avant un Erase bien plus incisif (le lecteur peut tester cet enchaînement avec les vidéos ci-dessous).
Le chant très versatile permet de gérer au mieux ces contrastes et les guitares bien nerveuses (Erase, le morceau-titre ouvrant le disque) apportent une contribution significative à l’ensemble. De fait, Zeal & Ardor embarque l’auditeur consentant dans son univers. On sent qu’il convient de s’y laisser embarquer sans trop se poser de questions. Si on cherche du couplet-refrain basique, on s’est clairement trompé d’adresse. L’artwork retranscrit d’ailleurs bien l’idée de dualité (le noir, le blanc), et l’aspect renversant de Zeal & Ardor. Reste de sacrées belles pistes : Feed The Machine plutôt dans la continuité initiale, I Caught You truffé de riffs énormes. Impossible d’énumérer la tracklist mais que le lecteur sache que les bonnes surprises abondent tout le long de ce nouvel album.
Développant toujours plus son improbable projet, l’enrichissant d’éléments venus d’autres sphères musicales que son iconique point de départ, Zeal & Ardor / Manuel Gagneux arrive à un résultat abouti, paradoxalement cohérent. Devenu très attendu en festival (à juste titre, le groupe y est très à l’aise et propose une réelle différence), Zeal & Ardor est désormais à la table des formations réputées et on attend de voir la suite des aventures de notre ami suisse. Restant avant-gardiste dans sa démarche mais avec une proposition plus accessible, Zeal & Ardor continue son improbable parcours, preuve que la créativité musicale paie et surtout que la scène Metal offre encore de la place pour les projets originaux et qualitatifs, ce qui est rassurant je trouve.