Enslaved n'est pas un groupe révolutionnaire, il est devenu ce qu'il est aujourd'hui en progressant régulièrement sans jamais renier sa nature profonde, sans jamais oublier ses désormais lointaines origines. Auteur d'une discographie conséquente et en tous points remarquable dans laquelle chaque nouvel album est plus riche que le précédent, le groupe fonctionne à l'audace, regarde loin devant, se réinvente perpétuellement, sur la longueur, et prend un malin plaisir à bousculer tranquillement son auditoire. Pas de révolution donc, mais une évolution au long cours, parfois déstabilisante, toujours passionnante.
Les Norvégiens nous obligent, avec chaque nouvel album, à renoncer à notre confort, nous, auditeurs parfois conservateurs qui aimons replonger inlassablement dans ce que nous aimons déjà, dans ce qui nous rassure. Nous n'avons pas toujours envie de faire cet effort, pourtant nécessaire, préférant céder à la facilité en allant chercher le plaisir immédiat chez un artiste facile ou dans une oeuvre que l'on maîtrise déjà, un vieil album usé jusqu'à la corde que l'on connaît dans ses moindres sillons.

Enslaved déstabilise, depuis toujours et nous pousse, nous simples consommateurs de sons, à la même exigence qu'ils s'imposent, eux, en tant que créateurs. Ainsi il faudra, cette fois-ci encore, remettre nos certitudes en questions, digérer les nouveaux éléments que le groupe incorpore à sa musique et les faire entrer à notre tour dans cet univers magique, mythologique, cosmique, psychédélique qui nous est si familier depuis toutes ces années pour le voir s'agrandir et s'enrichir encore. Ecouter, beaucoup, écouter et comprendre la démarche pour être en mesure de décider si l'on adhère, ou pas, à cette marche en avant dans laquelle nous entraîne le groupe depuis ses débuts. Ainsi Utgard m'aura demandé du temps, un réel investissement. Les premières écoutes m'auront même déçu mais, et c'est souvent bon signe, l'envie de revenir à l'album, encore et encore, n'a jamais disparu, bien au contraire. J'ai donc insisté, sans me forcer, et je l'ai laissé m'offrir ce qu'il avait à donner, les barrières cédant progressivement les unes après les autres. Le chant clair du petit nouveau, Iver Sandoy, très joli et tellement maîtrisé, mais totalement inadapté au son du groupe, est devenu une évidence et une nouvelle arme, redoutable, pour l'avenir. Cet étrange tube monté sur gamme majeure qu'est Homebound m'a choqué, puis s'est fait apprécier avec son caractère bien trempé, sa personnalité marquée et son développement grandiose pour finalement se fondre dans un ensemble devenant de plus en plus cohérent. Evidemment l'approche new wave, Kautrock de Urjotun et son synthé tout droit sorti des années 80 m'a remué, est ce qu'Enslaved peut vraiment se permettre ça ? Evidemment oui, mille fois oui tant cela fonctionne à merveille et sonne au bout du compte comme...du Enslaved ! Autant de surprises, de déceptions même, qui deviennent au fil des écoutes des évidences, des atouts même. Utgard m'aura demandé du temps…

Tout n'est pourtant pas parfait, sur Utgard les titres sont relativement courts alors que certains ne demandent qu'à se développer. J'aurai aimé que le groupe aille plus loin, Enslaved est depuis longtemps habitué aux longues compositions et cette envie de concision ne lui va pas si bien, il y a trop d'idées et trop de possibilités dans chaque titre pour s'arrêter en si bon chemin. Ce désir de ne pas en dire plus, ces fins qui arrivent trop tôt et quelques transitions pas toujours soignées, parfois très forcées, (ce blast impromptu qui défigure presque à lui seul le pourtant magnifique Sequence en est le parfait exemple), sont autant d'éléments qui empêchent à mon sens cette nouvelle offrande d'atteindre l'exceptionnelle qualité de bon nombres de ses prédécesseurs. Sur presque tous les titres persiste en fond la désagréable impression que le groupe s'est un peu précipité en nous livrant un album qui aurait pu être plus abouti. Néanmoins, je sais cet Utgard très prometteur et le vois comme le début d'une nouvelle ère, persuadé que tout ce qui n'a été qu'effleuré ici sera largement exploré sur les prochaines livraisons du groupe. Utgard ou l'album de la transition par excellence.

Enslaved est un groupe de musique progressive, et c'est donc progressivement que la magie opère. Il ne faut pas attendre le coup de foudre que provoque l'album immédiat, celui que l'on écoute en boucle pendant une semaine et qui fini rapidement par lasser par manque de surprise, manque d'audace, manque de fond. Utgard, comme l'immense majorité des albums du groupe, c'est une rencontre, un apprivoisement, réciproque, des acceptations ou des renoncements et, pour ceux qui auront la chance d'adhérer une fois encore, l'amour durable avec une œuvre qui s'écoutera avec autant de plaisir dans cinq ans, dix, ou vingt ans...l'amour d'une vie.

Tracklist d'Utgard:

01. Fires In The Dark
02. Jettegryta
03. Sequence
04. Homebound
05. Utgardr
06. Urjotun
07. Flight Of Thought And Memory
08. Storms Of Utgard
09. Distant Seasons