On nous avait annoncé la révolution, un pas de géant, une cassure dans la longue discographie du groupe et l'arrivée d'un nouveau claviériste / chanteur, Hakon Vinje, bambin de vingt-cinq ans censé remplacer Herbrand Larsen, pouvait en effet laisser imaginer l'ultime métamorphose d'un Enslaved rajeunit après vingt-cinq belles années d'une carrière sans faux pas. Mais, mais... nous nous étions encore fait avoir par une campagne promotionnelle grandiloquente et, ô surprise, la révolution annoncée n'aura finalement pas lieu ! Le changement de voix est à peine perceptible, le style est assuré, le son est signé et le groupe est reconnaissable dès les premières mesures. Le changement se fait dans la continuité et c'est un peu déçu que l'on se retrouve à découvrir la suite presque logique des précédentes réalisations du groupe. Sans être catastrophique bien évidemment, la rencontre avec le crû 2017 des Norvégiens aura donc été pour le moins mitigée.
Ainsi, lors des premières écoutes, Storm Son laisse perplexe, se traîne en longueur sur près de onze minutes durant lesquelles le groupe répète ses riffs jusqu'à l'écoeurement. The River's Mouth fait presque tâche avec son allure de single groovy au refrain catchy n'étant pas sans rappeler Mastodon. La touche bluesy déglinguée des premières mesures de Axis Of The Worlds rend dubitatif... ce premier contact n'est décidément pas enchanteur mais l'album contient heureusement suffisamment de belles choses pour que l'irrémédiable envie de faire tourner la galette prenne le pas sur la semi-déception des débuts. Nos plus beaux albums ne sont-ils pas ceux qui ne se sont pas offerts le premier soir ? Ceux que l'on a presque rejetté avant de les faire nôtre pour la vie ? Alors on insiste, on insiste, sans croire au coup de foudre mais à l'amour peut-être, celui qui dure, bâti sur l'expérience et le temps... on insiste.
Et puis, et puis... au fil des écoutes le disque impose sa logique. Storm Son est de moins en moins longue, sa progression est limpide, progressive, pensée pour amener l'auditeur finalement séduit vers The River's Mouth qui prend tout son sens dans cet enchaînement parfait. Le single un peu simpliste devient une boule d'énergie qui équilibre les forces et consolide définitivement la dynamique de l'album. Il en sera de même pour tous les titres, ceux qui inquiétaient de prime abord deviendront grands, les grands deviendront sublimes. E, comme tout album prog qui se respecte, exige de son auditeur qu'il soit aussi patient et méticuleux que ses créateurs. Il faut s'y consacrer, s'y plonger vraiment et créer ainsi les conditions pour que la magie opère. Et elle opère, Enslaved joue avec nos émotions et joue avec les paysages, ce disque c'est la forêt, le cosmos, la mer, les fjords, le calme et la tempête. E n'est pas une oeuvre immédiate, il se goûte patiemment et se mérite.
Enslaved, toujours aussi impressionnant de maîtrise, distille ses ambiances magiques et prenantes dans une architecture musicale d'une précision insolente et d'une richesse admirable. Le song-writing de très haute volée, progressif sans céder à la tentation d'en faire trop ni au collage de riffs trop facile, passionne et fascine. Tout est parfaitement agencé, les finitions soignées, les transitions limpides. Le groupe ménage ses effets et nous surprend régulièrement. Les moments de bravoure sont légions ; ce duel guitare / orgue Hammond sur le fantastique Sacred Horse (l'ombre de Frost plane sur ces riffs!), la flûte enchanteresse de Daniel Mage sur le très Crimsonien Feathers Of Eolh ou encore l'extraordinaire partition de saxo de Kjetil Moster sur un Hiindsiight magistral qui clôture l'album de la manière la plus majestueuse qui soit et justifie à lui seul l'achat du disque*. Le temps, denrée devenue rare à notre époque, aura fait son œuvre. Enslaved est un groupe exigeant qui donne beaucoup et demande autant, un groupe exigeant à qui il faut céder pour l'apprécier pleinement.
Véritable travail d'orfèvre, E est une réussite totale. Certainement pas une révolution dans la discographie impressionnante du groupe mais une magnifique évolution. Un grand disque qui met du temps à se livrer mais qui s'écoutera problement pendant longtemps, très longtemps.
*La version digipack contient deux titres bonus
Tracklist de E :
01. Storm Son 02. The River’s Mouth 03. Sacred Horse 04. Axis of the Worlds 05. Feathers of Eolh 06. Hiindsiight 07. Djupet (bonus track) 08. What Else Is There (Röyksopp cover) (bonus track)
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