Lors de la première écoute de ce Good Things Bad People, et sans avoir lu la bio du groupe, je me suis dit que j’allais chroniquer un groupe anglosaxon, autant influencé par des groupes metal déglingués que par de glorieux anciens du rock psychédélique de la perfide Albion. A la deuxième écoute, je me suis dit que ces gars devaient avoir éclusé pas mal de bières afin de noyer leurs idées noires dans des pubs sordides, pour voir le monde comme ils le décrivent dans leurs paroles. Puis, après voir lu la bio de Ask The Slave, j’ai conclu que c’était peut-être tout simplement le manque de soleil qui poussait ces islandais à être aussi incroyablement éclectiques et créatifs. Good Things Bad People, c’est à l’image de la couverture de l’album, une sorte de patchwork expérimental où l’on retrouverait, pêle-mêle, Blue Öyster Cult, Talking Heads, System of a Down, King Crimson et Manhattan Transfer. Pas toujours facile à écouter, mais jamais ennuyeux.
De Catch 22 à Catch 33, les cinquante minutes de l’album vont vous promener d’atmosphère rock groove à des univers metal psychédéliques malsains et torturés. Outre les qualités musicales indéniables des différents membres du quintette islandais, le vrai signe distinctif du groupe, c’est sa capacité à utiliser les voix comme un instrument (mais je devrais dire plusieurs instruments) particulier. D’un côté, nous avons la voix de tête claire et harmonieuse de Ragnar Ólafsson. Avec son panel de tessitures vocales assez large, ce dernier apporte déjà plusieurs pierres à l’édifice. Mais en plus, sa voix est supportée par celles des deux excellents guitaristes du groupe (Elvar Atli Ævarsson et Valur Árni Guðmundsson). Et quand je dis supportée, cela veut dire vraiment secondée par des styles de chants et des tonalités complémentaires et bien marqués. La touche finale qui permet de mieux comprendre l’importance des voix dans Good Things Bad People, c’est que tous les titres sont riches en paroles et que deux des onze titres (Slave et Tag, You’re It!) incluent même de vraies parties parlées, ou plutôt contées. Pour le coup, il est indéniable que les voix apportent de la complexité et de la profondeur à ce qui est proposé par Ask the Slave.
Si vous doutez de mon jugement, écoutez simplement Katie Mae. Outre la complexité structurelle musicale, vous pourrez clairement percevoir les touches capitales apportées par les chants. Puisque j’ai initié le détail des titres, je vais pousser un peu plus loin l’exploration. Je l’ai dit onze titres, variés et axés sur l’expérimental, cinématique et parlé Slave. Des titres très propres et plus simples musicalement (Catch 22 ou The Beginning of the Blues), où la voix de Ragnar prend plus d’espace. Et des titres complexes, progressifs (Katie Mae), nu metal (Tag, You’re It!) ou simplement torturés (Eulogy), où les voix deviennent vraiment des instruments qui complétent les guitares pour structurer et densifier le contenu.
Comme je l’ai dit plus haut, on ne s’ennuie pas à écouter Good Things Bad People. Cette force est incontestablement supportée par la composition de l’album, son ordonnancement; celui-ci n’hésitant pas à obliger l’auditeur à faire de grands écarts musicaux. Mais cette stimulation constante est aussi due aux structures internes des titres, qui incluent de telles ruptures rythmiques que l’on a l’impression d’avoir plusieurs sous-chapitres à l’intérieur (il faut absolument écouter Tag, You’re It! pour comprendre ceci).
Donc, d’un côté vous avez ces titres calmes proposant des styles variés mais qui savent trancher avec leur contenu. Catch 22, son rock-groove lent et suave, hyper facile à écouter et à retenir. White Vigilant, son rythme presque caraïbéen entrecoupé par des fulgurances où les guitares et la voix du chanteur donnent du volume, mais aussi par une voix complémentaire éraillée ou encore une ligne de violon. Good Things Bad People, comptine enfantine minimaliste, chant léger, presque murmuré, qui tranche avec les paroles. Le triste The Beginning of the Blues, slow rock reposant et finalement Catch 33, un rock western dans son plus simple élément; voix et guitares sèches ou électriques, et trainées aérienne de synthé. Puis de l’autre côté, vous avez des titres avec une approche metal plus prononcée. Wounded Knee et son metal progressif arythmique qui met en avant les constantes variations des guitares, et qui s’appuient autant sur la batterie de Skúli Gíslason que sur la voix de Ragnar. Le déjanté mais musical Katie Mae, et ses multiples lignes de voix ainsi que ses guitares lourdes ; le lent et malsain Eulogy, tout droit sorti des Rock Opera des années 70 ; le nu metal inclassable de Tag, You’re It!, sa petite ligne de basse soooo groovy (merci Hálfdán Árnason) et ses paroles de conclusion ; et finalement l’explosif Chain Gang, branché sur courant alternatif, mais tellement représentatif de l’univers musical du groupe.
J’ai dû écouter environ cinquante fois l’album, mais je continue à entendre d’autres choses ; un peu comme quand on lit un ancien album d’Astérix, où avec l’âge et les relectures, on comprend d’autres gags. Alors, oui, c’est complexe, parfois difficile, très dense et déstabilisant. Mais, grâce à la folie créatrice de Ask The Slave, ce Good Things Bad People, troisième album du groupe, quatorze ans après Kiss Your Chora et onze après The Order Of Things, mérite mille fois un coup de cœur ; parce que rien n’est mieux qu’un album qui ne vous laisse pas mariner dans votre jus et vous force à sortir de votre zone de confort.